Chapitre 1
Marie Chamblain
— Ciao, Marie, ne tue personne !
Alex, mon meilleur ami et colocataire, est parti au boulot après cette boutade quotidienne. Avec un petit sourire amusé dû à notre private joke[1] matinale, je finis mon café latte en révisant ma « to do list [2] » de la journée, qui s’annonce intense avec deux plaidoiries au tribunal. En tant qu’avocate en droit de la famille, je me suis spécialisée dans les divorces, ce qui est, malheureusement, un domaine d’activité presque aussi encombré que le pénal.
Sauf que ça ne paie pas beaucoup. Enfin, en ce qui me concerne, vu que je fais de l’aide juridictionnelle et ne prends que les dossiers qui « m’appellent ». Ce qui explique qu’à trente-trois ans, j’ai souvent des fins de mois difficiles et que je partage encore un trois-pièces dans la banlieue de Rouen avec Alex, psychologue le jour et mélomane la nuit. Nous nous sommes rencontrés dans un groupe de soutien lors de ma première année à l’université et ne nous sommes plus quittés depuis.
Arrivée au bureau, j’évacue rapidement l’administratif courant et me replonge dans le dossier de Laurence Martin afin de m’en réimprégner avant de repartir devant le juge des affaires familiales. L’enjeu de ce matin est d’importance : la vie de ma cliente ni plus ni moins. Car son salaud de mari – enfin, bientôt ex-mari – a tout orchestré depuis longtemps pour la faire déclarer inapte afin d’obtenir la garde exclusive de leur fille de sept ans. Comme souvent dans ces cas-là, l’homme n’a pas supporté que sa femme décide de le quitter et se pose en victime au tribunal. Alors qu’en coulisses, il campe un bourreau pervers et sournois, bien difficile à contrer. Mais ça, c’est mon boulot et je me consacre corps et âme à la défense de mes clientes. Et c’est pour ça qu’Alex a commencé à me sortir cette petite phrase rituelle quand, le soir devant l’apéro, il m’écoute m’énerver sur un dossier. Il est vrai que parfois – bon, souvent en fait – enterrer un corps serait bien plus efficace et réglerait une affaire en trois coups de cuillère à pot – enfin de pelle.
Au bureau, je suis habillée en civile dans un style plutôt décontractée – généralement un pantalon slim assorti d’un petit chemisier qui sied à ma morphologie gracile et à ma coupe de cheveux carrée d’un noir corbeau – mais lorsque je revêts ma robe d’avocate, j’ai l’impression d’enfiler mon armure de justicière. Je me bats comme une lionne pour défendre mes clientes. Enfin, surtout les enfants de mes clientes en priorité. En effet, ce sont eux, à mes yeux, les innocentes victimes à protéger dans la guerre sanglante que se livrent les deux parents. Et ce sont eux, généralement, qui sont les moins écoutés, entendus et préservés. J’en sais quelque chose pour l’avoir vécu en première ligne. Je n’ai jamais revu ma mère après mes six ans. Sauf, une fois, lors de son enterrement lorsque j’en avais douze : cela ne compte pas vraiment. Et je ne veux plus jamais laisser une telle chose arriver sans avoir tout tenté pour l’empêcher.
Le cas de ce matin est dans la veine de ces dossiers difficiles où tout joue contre ma cliente. Elle a juste craqué après un abus de trop et n’a vraiment rien anticipé. Quand son mari est parti au travail, elle a embarqué sa fille sous le bras et s’est réfugiée au sein de l’association de Sonia, mon autre meilleure amie et assistante sociale. Elle est arrivée avec ce qu’elle avait sur le dos, trop traumatisée par la punition subie pour penser à quoi que ce soit d’autre que la fuite et sa survie. Sonia m’a appelée dans la foulée pour me demander de la prendre en charge du point de vue juridique. Elle était indignée face à l’état physique et psychologique de cette malheureuse. Cependant, j’ai vite découvert que le mari, a contrario de sa femme, avait mis en place son scénario avec minutie pour faire penser que son épouse était « perturbée ». Il avait des témoignages d’anciens employés de maison, de sa famille ou d’amis attestant le bon mari et le bon père qu’il était, alors que ma cliente s’est retrouvée isolée et sans soutien. Ayant, en plus, gardé le silence pendant des années sur les mauvais traitements subis, ses déclarations sont peu étayées par rapport au camp adverse. Schéma classique de l’homme réduisant sa compagne à « sa chose ». À sept ans, sa petite fille Léa est trop jeune pour être entendue. Pourtant, elle en aurait des choses à dire…
Heureusement que j’ai pu compter sur l’aide de Franck, un geek doué et également justicier à ses heures perdues. Il est bénévole au centre d’aide aux victimes de suicide, tout comme moi, et nous nous sommes découvert des points communs qui nous ont rapprochés : chacun de nous a été confronté au suicide d’une façon ou d’une autre, ce qui explique que nous donnions de notre temps et de notre énergie pour en éviter d’autres. Il est très réservé, mais j’ai compris du peu qu’il a partagé que son enfance n’a pas été facile et qu’il y avait lui-même songé avant « d’être sauvé » : parfois un peu d’écoute et les bons mots peuvent enrayer un drame.
Dès que j’en ai besoin, il me file un coup de main lorsqu’on évoque mes affaires autour d’une pizza pendant notre permanence bimensuelle. Je ne demande pas comment il fait et prends tout ce qu’il peut me dénicher. Là, il a réussi à me reconstituer le parcours médical des sept dernières années de ma cliente prouvant ainsi clairement les violences physiques : personne ne peut être aussi « maladroit » aussi souvent.
Son mari a attendu la naissance de leur fille pour dévoiler son vrai visage. Pour lui, avec l’enfant dans le foyer, sa femme, devenue sa propriété, ne pourrait plus jamais le quitter. Des contusions, des fractures, des os fêlés. Quatre hôpitaux différents dans la région. Six pharmacies disséminées dans toute la ville. Rien ne saute aux yeux dans son dossier médical officiel vu qu’elle ne donnait qu’une carte vitale « défectueuse » et payait directement toutes les factures. De plus, elle avait toujours une histoire justifiant ses « bêtises » afin de ne pas éveiller de suspicion de la part des professionnels de santé et risquer ainsi un signalement. Elle est même allée jusqu’à s’inventer des pathologies qu’elle n’avait pas, telles que la dépression post-partum ou une dyspraxie pour expliquer une mauvaise coordination spatiale. Sans parler d’un accident de roller ou une chute à vélo. Ah, et le classique « je suis tombée dans l’escalier » ou « je me suis pris une porte ».
Mais Franck est capable de retrouver des traces et ses capacités sont un atout précieux. À tel point que je l’ai même convaincu de donner des cours d’informatique au centre d’action sociale où officie Sonia. Bref, on se démène tous à fond, car on veut combattre le despotisme patriarcal à notre échelle et j’aime à penser que l’on forme une bonne équipe.
Même si je connais l’affaire par cœur, je relis le dossier entièrement avant de foncer au tribunal. Dans la voiture, je répète ma plaidoirie dans ma tête. Parce qu’on a perdu au pénal sur les violences physiques et je ne peux pas inclure le jugement au dossier comme preuve à charges. J’espère de tout cœur que les dernières trouvailles de Franck m’aideront à influer sur le juge des affaires familiales afin qu’il accorde un droit de visite. Ma cliente sera catastrophée de ne plus voir sa fille que les week-ends, mais cela serait pire si elle était reconnue mentalement instable et hospitalisée.
Toutefois, la chance est avec moi aujourd’hui, car je n’ai rien à faire. Le mari n’ayant pas payé les honoraires de mon confrère, celui-ci s’est retiré du cas. Dans la mesure où cet homme détestable n’a pas jugé bon de se présenter ce matin et qu’il n’est plus représenté, le juge a clos le dossier en ma faveur. Certains sont tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils considèrent les contingences matérielles comme indignes d’eux. Heureusement que mon confrère est parvenu au bout de son avance d’honoraires la semaine dernière ! Dans la mesure où c’est le cabinet le plus cher sur la place de Rouen, autant dire qu’il ne bougera pas le petit doigt si vous n’avez pas fait un virement en bonne et due forme : chez Cléry & Associés, le crédit n’existe pas.
Le cœur léger, je félicite ma cliente sur les marches du tribunal : elle est en pleurs, incrédule. Cela me prend un bon quart d’heure pour la convaincre que nous avons gagné et qu’elle peut rentrer chez elle en toute sécurité. C’est sur un sourire tremblant qu’elle me quitte pour annoncer la bonne nouvelle à sa fille dès sa sortie d’école. Compte tenu de l’heure, je décide d’aller déjeuner sur le pouce dans le parc voisin. La météo est clémente pour ce début septembre et je veux profiter de ces rayons de soleil tardifs.
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Pourtant, c’est un déluge qui nous surprend tous en milieu d’après-midi lorsque je sors de ma seconde audience. Après plusieurs jours avec des températures record pour la période, c’est comme si la nature avait décidé de rééquilibrer d’un coup les statistiques de Météo France. Parce qu’il tombe autant de pluie en quelques heures qu’en un mois ! Dire qu’hier encore les gens s’inquiétaient du niveau particulièrement bas des cours d’eau : là, ça va être l’inverse, et ils vont désormais se plaindre des inondations. L’esprit de contradiction bien français, quoi.
Les essuie-glaces à fond, je distingue à peine la route alors qu’il n’est que 16 h 30. Vraiment, le réchauffement climatique fait des dégâts et doit être pris au sérieux par notre gouvernement ! À mon niveau, je trie mes déchets et achète majoritairement de la seconde main, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan de ce qui doit être entrepris à ce sujet. Péniblement, le nez collé au pare-brise pour tenter de distinguer un tant soit peu la route sous l’épais rideau de pluie, je parviens enfin à la maison. J’ai dû faire un gros détour vu qu’une partie de la chaussée a disparu sous les eaux : je ne me voyais vraiment pas repasser au bureau dans ces conditions.
— C’est un temps de dingue ! m’exclamé-je en refermant la porte de l’appartement quand je réalise qu’Alex aussi est rentré plus tôt.
— Ne m’en parle pas, répond-il en sortant de la salle de bain avec une serviette autour du cou. Même mes chaussettes sont trempées !
Après m’être séchée – enfin, essorée plutôt, vu que j’ai été noyée bien que j’aie couru sur les quelques mètres qui séparaient ma voiture du hall de mon immeuble –, nous décidons de prendre l’apéro au champagne : on fête ainsi ma victoire au tribunal en tentant d’oublier les caprices de la nature. Compte tenu de l’atmosphère mélancolique induite par le ciel gris et la pluie battante qui s’écrase contre les fenêtres, nous décidons de passer la soirée devant un film « pop-corn », sous un plaid, et avec une bonne tasse de chocolat chaud. Princess Bride est un de nos favoris : il nous met toujours de meilleure humeur et je vais ensuite me coucher avec un petit sourire aux lèvres.
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Le lendemain, je retrouve Franck à la permanence de l’association : le vendredi est un jour plus chargé, car, avec le week-end à venir, la solitude est encore plus pesante pour certains. Ce sont donc précisément ces soirs-là que l’équipe habituelle a besoin de renfort. Ce n’est d’ailleurs que vers 22 h 30 que nous arrivons à nous accorder une petite pause autour d’un verre de coca.
— Je suis content si j’ai pu t’aider, répond-il nonchalamment lorsque je le remercie pour ses recherches. Même si, au final, tu n’en as pas eu vraiment besoin.
Ce n’est que vers minuit que je peux enfin rentrer me couler dans mon lit avec bonheur. J’avais vu un discours d’un amiral américain[3] poussant les gens à faire leur lit chaque matin. C’était une sorte de motivation à faire de petites choses pour mieux en réaliser de grandes. Au pire, si on n’atteint pas ses objectifs, on a la consolation d’avoir un lit net le soir. Cela m’avait inspirée et j’appliquais ses conseils depuis.
Cette nuit, je me dis en fermant les yeux qu’il avait particulièrement raison : quel bonheur de clore une journée chargée dans un environnement soigné. En plus, demain, je vais pouvoir savourer une grasse matinée et chiller avec un bon roman, heureuse que cette semaine infernale se termine enfin.
Malheureusement je me suis réjouie trop vite. Car le pire était à venir sous la forme d’un flic de la criminelle à ma porte le dimanche à 18 h. C’est fou comme une simple rencontre peut bouleverser une vie, la mienne en l’occurrence !
[1] Blague qu’eux seuls peuvent comprendre.
[2] Liste de tâches à faire.
[3] Discours de l’amiral William H. McRaven où il partage 10 règles pour changer le monde.