Ariel
Cette Sorcière est une surprise, mais je ne sais pas encore si elle est bonne ou pas. Je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’elle en soit une réellement : après tout, comment cet humain aurait-il pu être au courant… et toujours vivant ? Pour moi, c’était un folklore auquel croyait cet homme sorti de nulle part, comme elle a essayé de nous en convaincre aussi… Pourtant elle en est vraiment une, compte tenu de ses propos. Pourquoi montre-t-elle un tel attachement à cet humain ? Au point de demander sa protection envers et contre la loi du monde occulte… Que voit-elle chez lui qui justifie son attitude ? Cela ne peut pas être simplement de la reconnaissance comme elle l’affiche : les Sorciers sont fourbes et sournois de nature. C’est à cause d’eux que le monde est réduit à cette île. La Grande Guerre et l’Ultime Cataclysme qui s’est ensuivi ont marqué durement la planète.
En tant que Sirène, je suis privilégiée par rapport à d’autres communautés – les Djinns ont perdu l’accès à leur dimension démoniaque par exemple –, mais le changement s’est tout de même fait ressentir. La Terre était composée à 70 % d’eau avant et nous avions un terrain énorme dans lequel nous plonger. Depuis la création de Celtika, même les eaux les plus profondes ont vu une sorte de barrière invisible couper la mer à près de cent vingt kilomètres des côtes. Impossible pour nous de la franchir, réduisant ainsi notre environnement de façon drastique. Cela a eu comme impact sur les miens de devoir renoncer à nous reproduire afin de ne pas altérer les ressources dont nous avions besoin. L’eau est indispensable, mais nous nous nourrissons aussi de poissons et de crustacés contrairement aux autres Supras qui prélèvent ce dont ils ont besoin chez les humains. Nous, on doit juste les contrôler pour éviter la pollution de notre mer. C’est la raison pour laquelle, en tant que sœur non désirée, je me suis retrouvée à surveiller un village côtier d’humains. Compte tenu de son emplacement à mi-chemin entre New London et le nord de l’île, il avait été choisi comme relais par le Conseil, il y a quelques années.
C’était surtout un moyen pour ma sœur aînée de se débarrasser de moi : en étant exilée dans les eaux peu profondes bordant ce village, je n’étais pas un rappel constant de la « trahison » de notre mère. Cette dernière s’est volontairement sacrifiée pour moi après ma naissance en exigeant en retour que je sois épargnée au lieu d’affronter Léonie : avec sa mort, notre nombre imposé était respecté et ma sœur n’a pas eu d’autre choix que d’accepter « ma situation ». Cependant, dès que j’ai atteint ma phase adulte, elle n’a eu de cesse de me punir de ce qu’elle a pris comme un affront personnel : comme si, moi, j’avais demandé à naître…
Pourtant, quand je songe à mon enfance avec mon père, je suis heureuse de savoir que j’étais désirée au point de braver le tabou le plus fort de notre communauté. Il a bercé mes jeunes années de leur histoire d’amour et du désir poignant de ma mère d’enfanter avec lui, son seul amour véritable. Le père de Léonie a été tué pendant la Grande Guerre et ma mère ne s’était reproduite avec lui que sur son instance : en tant que chef des Scyllarides[1], les guerrières des profondeurs, elle était puissante, et le roi de l’époque, Triton, avait jeté son dévolu sur elle pour assurer sa descendance. Dans notre banc, les femmes sont celles qui détiennent le plus de pouvoir et il avait été ravi de voir que sa succession serait assurée en la personne de Léonie, présentant un potentiel important dès la naissance.
Elle peut créer un tsunami en un battement de queue, et c’est en partie grâce à elle que Celtika a été créée : avec toutes les Sirènes présentes dans la Manche au moment de l’Ultime Cataclysme, elle a concentré sa magie pour assembler les deux îles qu’étaient l’Irlande et l’Angleterre afin de les préserver de la fureur des eaux. C’est ainsi qu’elle a gagné sa place à la table du Conseil des Supras créé par la suite. Sans l’intervention de notre banc, plus rien ne serait resté du monde d’avant la Grande Guerre. Bien que nous n’ayons pas pris une part active dans un camp ou dans l’autre, Léonie s’est senti l’obligation d’agir lorsque le déferlement de magie a menacé la planète : même si nous vivons dans l’eau, nous avons quand même besoin de la terre ferme. Ne serait-ce que pour nous reproduire. C’est notre forme humaine qui porte le fœtus et non notre forme aquatique. Il faut donc que la Sirène voulant enfanter puisse passer douze mois sur la terre ferme avant de replonger dans la mer pour donner naissance. Le bébé né sous forme aquatique mettra près d’un siècle à atteindre la maturité nécessaire pour prendre forme humaine. Ce moment sur la terre ferme a été le plus beau moment de la vie de couple de mes parents.
— Ta mère aimait plus que tout se balader sur la plage, les pieds dans l’eau. Particulièrement sur la fin lorsque tu bougeais tout le temps dans son ventre.
Mon père avait le regard rêveur lorsqu’il évoquait la femme que je n’ai jamais connue.
Il a tenu le temps que j’arrive à maturité, mais a lâché prise dès que je n’ai plus eu besoin, selon lui, de sa guidance : il a plongé dans les abysses pour ne jamais remonter, le cœur trop douloureux pour continuer à vivre sans la Sirène de sa vie.
Mon enfer personnel a commencé ce jour-là lorsque Léonie m’a convoquée pour m’apprendre que, désormais, elle se chargerait de ma formation…
Chassant ces pensées malvenues, je me concentre sur cette Sorcière qui n’en démord pas. Je n’arrive pas à capter son aura, mais ce n’est pas étonnant : ceux de son espèce n’ont pas de magie intrinsèque. Quelle est ma priorité ? Sortir de ce puits avant qu’il ne soit trop tard. Donc, je consens, même si la femme demande un engagement sur l’honneur. Chez moi, c’est tout ce que j’ai, mais je n’ai cependant aucun scrupule à lui mentir : les Sorciers sont connus pour revenir sans cesse sur leur parole donnée, donc rien ne peut vraiment m’obliger à respecter un pacte arraché par la nécessité. L’humain vivra peut-être… ou pas…